En 1978, dans la petite ville de Baguio, le champion du monde et chouchou de l'URSS, Viktor Karpov, affrontait le transfuge soviétique et étoile montante Anatoli Korchnoi. Ce n'était pas seulement un duel intéressant entre deux joueurs : le régulier Karpov (champion du monde par défaut) contre le créatif et dynamique Korchnoi, mais quelle bande de divas ! Ils se disputaient sur les drapeaux à arborer, les jeux d'échecs à utiliser, les lunettes qu'ils pouvaient porter, si tel ou tel spectateur pratiquait l'hypnose, ou même si tel autre spectateur utilisait un pistolet laser ?! Incroyable ! Deux potentiels meurtriers étaient même présents pour encourager Korchnoi ! Ils s'entourèrent également d'assistants aussi étranges que le parapsychologue Vladimir Zukhar et des gourous en robe orange de la secte Ananda Marga. Le tableau était complété par le président Marcos, son épouse Imelda, collectionneuse de chaussures, et une bande de personnages louches du KGB. Le grand maître Ray Keene était le principal second de Korchnoi durant cette folle épopée échiquéenne, et cette ouvrage raconte les coulisses de l'une des compétitions d'échecs les plus insolites jamais organisées.

Toni Carbos restitue cette atmosphère brûlante avec un dessin qui sent bon les années 70. Son trait semi-réaliste installe des personnages charismatiques, taillés pour le drame, tandis que sa mise en couleur limitée joue avec les contrastes : bleus profonds, rouges intenses, chaleur moite des Philippines. Le découpage sait ralentir pour souligner la tension d’une partie d’échecs ou accélérer dans l’action, donnant au lecteur la sensation d’un polar politique filmé en cinémascope. Carbos est un bon écrivain, avec un brin d'impertinence et une véritable passion pour les échecs. C'était aussi un récit de première main des événements pour le moins étranges qui ont entouré cette partie. Pour ceux qui ne les connaissent pas, en voici un bref aperçu : des yaourts de couleurs différentes (et peut-être même drogués) servis à Karpov en pleine partie ; un mystique parmi le public qui tentait d'hypnotiser Korchnoi ; ce même Korchnoi portant des lunettes à verres miroirs pour contrer cet hypnose ; deux yogis en liberté sous caution pour tentative de meurtre qui récitaient des mantras à Karpov ; et autres bizarreries du même genre. On tourne les pages comme on avancerait ses pièces, prudemment d’abord, puis avec une avidité fébrile, jusqu’au coup de grâce final. Une belle découverte qui prouve qu’aux échecs comme en BD, tout est affaire de stratégie et d’émotion.