Scénario et dessin : Sumi Eno
After God est une série toujours en cours de parution au Kapon et qui a connu cinq tomes à ce jour aux éditions Shogakukan. Dans un Japon dévasté par l’invasion d’entités appelées « dieux », l’humanité est réduite à des communautés isolées, entourées de zones dangereuses inhabitables. De ces dieux, beaux ou difformes, émane une présence qui cause une mort immédiate à ceux qui les contemplent. Ainsi, le culte s’est mué en suicide, et la divinité en menace mortelle. Le gouvernement, incapable de contrôler la situation, confie le contrôle à une organisation scientifique appelée le Laboratoire de Recherche Anti-Dieu, qui cherche à comprendre la nature de ces créatures sous le froid acronyme d’IPO (Organisme Interdit à l’Idolatrie). C'est dans ce décor que se croisent les chemins de deux personnages clés : Sachiyuki Tokinaga, une chercheuse de laboratoire accablée par la culpabilité et le désespoir ; et Waka, une adolescente déterminée à détruire tous les dieux après la disparition de son amie dans les zones interdites. Leur rencontre, apparemment fortuite, donne naissance à une relation symbiotique, empreinte de conflits et de révélations.
Dans un monde où le divin n'est pas symbole d'espoir, mais d'extinction, After God s'impose comme l'une des œuvres les plus dérangeantes et audacieuses du moment. Un manga qui fusionne l'horreur métaphysique et la science-fiction, l'angoisse post-apocalyptique avec la douceur d'un beau trait mélancolique, et la lutte pour la survie avec la quête de sens au milieu du chaos. , ce récit parvient à envelopper le lecteur dans une expérience unique oscillant entre l'onirisme, le grotesque et l'émotionnel dévastateur. L'une des réussites narratives les plus intéressantes de Sumi Eno réside dans sa façon d'aborder l'évolution émotionnelle de Waka. Dans un genre où il est courant de voir des adolescents endosser des rôles héroïques sans réelles conséquences, After God n'oublie pas que son protagoniste est encore une enfant traumatisée. Sa haine des dieux est viscérale, mais aussi impulsive, mal informée et désespérée. Pourtant, à l'intérieur, se cache un secret encore plus profond : elle-même abrite une présence divine, un dieu qu'elle ne peut contrôler et qui met non seulement sa vie en danger, mais aussi celle de tous ceux qui l'entourent. Le conflit de Waka, coincée entre son humanité et une divinité envahissante, illustre l'un des thèmes principaux de la série. Loin de la transformer en héroïne traditionnelle, le manga s'efforce de montrer sa fragilité, ses contradictions et, surtout, son droit à être vue et prise en charge pour ce qu'elle est : une fille qui tente de comprendre la douleur. Face à elle, Tokinaga représente l'autre face de la tragédie. Contrairement à d'autres scientifiques archétypiques du genre, sa figure est empreinte de doute et d'humanité. Déprimé par les échecs du laboratoire et les pertes humaines, Tokinaga prend une décision radicale : permettre à Waka de vivre hors du complexe. Sa proposition n'est pas sans risque, mais elle est née d'une profonde empathie. Il est convaincu que, même au cœur de l'horreur, les liens humains peuvent être le seul antidote au divin. Sa relation avec Obikawa, son ami et confident, lui apporte une autre nuance nécessaire : le réconfort dans le désespoir. Obikawa lui rappelle qu'il y a encore de l'espoir et que continuer à vivre, même si cela fait mal, est en soi un acte de résistance. Visuellement, After God est éblouissant. Le style de Sumi Eno évoque parfois une version déformée d'un sh?jo classique : on y trouve des fleurs, des bordures ornementales, des compositions asymétriques… mais ici, elles servent à véhiculer l'horreur. Les dieux sont des entités d'une beauté presque insoutenable. Et c'est précisément là leur menace : ils sont si parfaits que les regarder est mortel. Les scènes d'action, rares mais puissantes, sont chargées de drame, avec des vignettes explosant d'une violence éclatante. Les ombres, l'utilisation occasionnelle de la couleur, les contrastes et les formes serpentines créent une tension religieuse à chaque page, comme si le sacré était sur le point de briser l'humain. C'est un manga douloureux à regarder, mais impossible à quitter des yeux. Bien qu'elle puisse ressembler à une série d'action surnaturelle, After God est davantage une œuvre sur le vide. Le vide laissé par les dieux, le vide causé par la perte, le vide qui rôde dans l'esprit de ceux qui ne trouvent plus de raison de vivre. Les réponses sont rares, et le scénario joue constamment avec les ellipses, les sauts temporels, la fragmentation et les rebondissements déconcertants. Cela peut être un obstacle pour certains lecteurs, mais c'est aussi une partie de son attrait : le récit reflète le chaos émotionnel de ses protagonistes et le monde incompréhensible dans lequel ils évoluent.
VERDICT
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After God n'est pas un manga facile. Il est dense, exigeant, parfois cruel dans ses silences et sa description de la souffrance. Mais c'est aussi une de ces raretés qui méritent d'être lues, précisément pour tous les risques qu'il comporte. Le dessin de Sumi Eno est hypnotique, la relation entre Waka et Tokinaga est riche en nuances, et le monde qu'il construit – un Tokyo dévasté par le divin – est aussi beau que terrifiant.