La Route
Plate-forme : Bande Dessinée
Date de sortie : 29 Mars 2024
Résumé | Test Complet | Actualité
Editeur :
Développeur :
Genre :
Bande dessinée
Multijoueur :
Non
Jouable via Internet :
Non
Test par

Nic007


8/10

Scénario et dessin : Manu Larcenet
d'après le roman de Cormac McCarthy

Si l'on place côte à côte les trois principaux ouvrages de Larcenet, Le Rapport de Brodeck, Blast et La Route, on voit bien comment ces titres se répondent, semblant raconter des variations différentes d'une même histoire. Sans entrer dans une analyse fastidieuse, il est possible d'écrire que les trois œuvres tentent de saisir la nature du monde dans sa déchéance morale et sa fin civilisationnelle. Les diagnostics de Larcenet ne sont pas rassurants, car chacune de ces bandes dessinées met à mal la fragile façade de l'ordre social ou les nobles idées qui sont censées le garantir. L'homme, comme semble le suggérer Larcenet, doit sans cesse renforcer sa foi en un ordre transcendant des choses, sans quoi il ne peut que sombrer dans les ténèbres de l'existence. Polza Mancini de Blast finit avec un sac en plastique sur la tête, Brodeck portera le fardeau du souvenir des crimes de ses semblables pour le reste de sa vie, et le père de La Route ne veut que sauver son fils - tout en sachant que le monde n'a pas été sauvé. Le prototype de bande dessinée littéraire de Larcenet, le roman La Route de Cormac McCarthy, jouit depuis longtemps d'un statut culte, cimenté dans la culture par une adaptation cinématographique avec la musique de Nick Cave, un prix Pulitzer, d'innombrables recommandations de personnes influentes et des échos entendus dans d'autres œuvres culturelles, telles que le jeu non moins culte The Last of Us, qui a adopté l'idée initiale de l'intrigue du livre pour sa propre histoire. "La Route" est donc un livre qu'il est bon de connaître, sur lequel il est facile de tomber et, une fois qu'on le connaît, il est peu probable qu'on oublie cette dystopie post-apocalyptique. Comme le dit un père à son fils dans le livre : "Fais attention à ce que tu laisses entrer dans ta tête. Parce que ça y restera pour toujours".

L'intrigue est simple. Un père et son fils mineur (appelé enfant) traversent un pays dévasté. Il est probable qu'il y ait eu un holocauste nucléaire il y a quelque temps, mais il n'y a aucune certitude car tous les centres d'information sont morts avec le monde. Les protagonistes se dirigent vers le sud, où, espère le père, ils trouveront un havre de paix. Pourquoi le sud ? Probablement pour avoir un but, et d'ailleurs, il fait plus chaud dans le sud, donc vous n'aurez pas à lutter constamment contre le froid perçant. C'est potentiellement une chose de moins à craindre, ce qui est une consolation face à la lutte constante pour trouver des restes de nourriture et ne pas être mangé par les créatures hostiles qui, jusqu'à récemment, s'appelaient les humains. Les pensées, ou peut-être les dialogues, des deux protagonistes ne sont pas délimités par des traits d'union, ce qui rend difficile de déterminer s'ils sont prononcés à haute voix ou s'ils se passent dans leur tête. Cormac McCarthy n'explique pas le monde au lecteur ; il écrit comme si le monde présenté était aussi la réalité du lecteur ou d'une instance supérieure (Dieu ?), qui sont les témoins muets du voyage du père et du fils. Ou plutôt, de la lutte pour rester humain, quoi que cela signifie dans le monde de "La Route". Il ne fait aucun doute que l'enfant est la dernière instance qui maintient les restes d'humanité du père. On sent que sans cela et sans l'objectif irrationnel d'atteindre le Sud, où la vie a une chance de survivre et le fils de grandir en tant qu'être humain (non seulement biologiquement, mais surtout éthiquement), le père aurait pu, dans le cadre de ses stratégies radicales de survie, aller beaucoup plus loin et, par exemple, renoncer à son humanité. Ce sont d'ailleurs les thèmes abordés dans le "Rapport de Brodeck" (également une adaptation littéraire) et dans le "Blast" de l'auteur. Les protagonistes des bandes dessinées susmentionnées font l'expérience de la faillite du monde à partir de deux perspectives différentes : Brodeck se retire des marges de la société, voyant la corruption extrême de l'ordre moral de la communauté locale, Polza Mancini s'échappe dans une solitude d'ermite entravée par les conventions sociales pour trouver dans la nature le mécanisme qui alimente le mal contre lequel Brodeck a capitulé. "La Route" réconcilie les deux expériences parce qu'elle prive les personnages d'une alternative. Il n'y a que l'existence nue, mue par la faim, le besoin de rester au chaud et en vie - sans superstructure morale ou culturelle.

Manu Larcenet se trouve parfaitement à l'aise dans ce cadre esquissé du monde, comme il l'a été à maintes reprises. De puissantes taches noires, le vide écrasant d'un cadre blanc, les contours de quelques bâtiments abandonnés se profilant derrière le brouillard ou la poussière post-radiation, des figures parfois trop concrètes dans une étude méticuleuse, d'autres fois se profilant à l'horizon comme des taches noires. La texture tangible du monde qui passe et la fugacité des états météorologiques, les jeux de lumière et le dessin en aplat captent en quelques lignes l'émotion des personnages. Dans La Route, Larcenet semble encore fidèle à sa fascination pour les techniques orientales de narration visuelle, où la dynamique repose sur le dialogue savant entre les parties noires et blanches. Quoi qu'il en soit, il suffit de jeter un coup d'œil sur le graphisme très frappant de la version noir et blanc de "La Route" pour apprécier le talent artistique de Larcenet. La première de couverture est ornée d'un portrait du père en blanc prédominant. La quatrième de couverture est le portrait d'un enfant presque entièrement plongé dans le noir. Cet avers et revers graphique explique aussi brillamment la dynamique de la relation entre les deux protagonistes, dans laquelle c'est le père qui est la force cherchant à tout prix la lumière et l'espoir pour sortir l'enfant des ténèbres d'une existence sans espoir. Est-ce une coïncidence si la couverture de "La Route" s'harmonise très clairement avec la couverture de "Cinq branches de coton noir", une bande dessinée qui raconte elle aussi l'histoire d'un espoir qui ne s'éteint jamais ?

VERDICT

-

La dernière bande dessinée de Manu Larcenet, pour conserver l'esprit de l'original et la logique du monde dépeint dans La Route, aurait dû être publiée sur du papier journal de mauvaise qualité, qui se serait décomposé au fil de la lecture. Mais Dargaud ne peut pas faire cela et nous avons à nouveau deux versions de la bande dessinée (dont une version noir et blanc) sur du papier de première qualité, avec des variantes de couvertures et de couleurs. S'il est encore possible de voir le sens du souci de la qualité, la vision de la marche vers le sud reste de l'ordre du rêve éveillé dont il est encore possible de se réveiller.

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